« Vous commencez à cerner l’ampleur de la souffrance »

Dans l’unité de soins intensifs du train médical de MSF, l’équipe de MSF et les ambulanciers ukrainiens transfèrent un patient gravement blessé pendant la guerre d’une civière d’ambulance à un lit. Ukraine, 2022. © Andrii Ovod
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TRAIN MÉDICALISÉ DE MSF EN UKRAINE

Artur Struminskyy Aide-soignant Ukraine

En 2022, des trains médicalisés de Médecins Sans Frontières (MSF) ont évacué 2 560 personnes des hôpitaux de l’est de l’Ukraine vers des établissements de santé situés plus loin des zones où la guerre fait rage.

Je suis à la fois italien et ukrainien. Ma famille a déménagé en Italie lorsque j’étais adolescent. Je suis revenu en Ukraine le 23 février 2022. J’étais conscient des risques de la guerre, mais je devais régler des affaires familiales urgentes. J’ai séjourné à Brody, une petite ville du district de Lviv. À quatre heures du matin, j’ai entendu de nombreux avions qui survolaient la ville. Puis, nous avons appris aux premières nouvelles que Kyiv et Odessa avaient été la cible d’attaques massives. À sept heures du matin, notre ville subissait elle aussi une attaque de missiles.

J’ai réuni ma tante, ma petite nièce, ma grand-mère et ma mère pour les conduire à la frontière polonaise. La situation était chaotique. Il y avait des milliers de personnes, impossible de les compter. Nous sommes restés debout dans le froid pendant environ 30 heures. En tant que citoyen ukrainien en âge militaire, je savais que je ne serais pas autorisé à franchir la frontière. Je suis retourné à Brody en me demandant ce que je pouvais faire.

J’ai travaillé en tant qu’humanitaire au cours des 18 dernières années. Je pense que dans une situation telle que celle-ci, tout le monde a un rôle à jouer. J’ai vu que MSF cherchait du personnel médical pour son projet de train [médicalisé]. J’ai envoyé mon curriculum vitæ, on m’a demandé quand je pouvais commencer, et j’ai répondu : immédiatement.

La configuration du train médicalisé de MSF est très semblable à celle d’un hôpital équipé d’une unité de soins intensifs (USI). Lors de mon premier trajet, j’ai soutenu l’équipe de l’USI. Au début, j’étais un peu nerveux. Même avec une solide expérience dans le domaine des urgences, je n’avais évidemment jamais travaillé auparavant dans un tel environnement.

Dans le train, nous soignons différentes personnes : des gens âgés atteints de maladies chroniques et pris au piège dans le conflit, des enfants souffrant de traumatismes multiples. Il est difficile d’imaginer le nombre de victimes civiles de ce conflit.

Il est impossible de concevoir la quantité de victimes qu’une guerre peut engendrer, jusqu’à ce que l’on se retrouve soi-même au cœur d’un conflit armé. Trajet après trajet, vous voyez toutes ces personnes touchées par des blessures par souffle, des fractures osseuses, des amputations… Vous commencez alors à cerner l’ampleur de la souffrance qui leur est infligée.

Au cours d’un trajet, nous avions à bord une jeune fille de 15 ans présentant des dommages importants à l’abdomen ainsi que des ruptures de la moelle épinière à la suite de l’explosion d’une bombe. Bien que nous savions tous et toutes ce qu’elle avait dû endurer, elle a maintenu une attitude positive. Chaque fois que nous allions la voir ou passions près de son lit, elle nous souriait. Elle m’a montré à quoi peut ressembler la résilience, alors qu’on a été grièvement blessé. Cette expérience a été plutôt percutante et très enrichissante.

Au cours d’un autre trajet, il y avait un homme à bord accompagné de sa fillette de huit ans et de sa grand-mère. Il souffrait énormément. Une de ses jambes avait été amputée et l’autre était cassée.

« J’ai deux problèmes », confia-t-il. « Ma jambe me fait beaucoup souffrir. »

« Pas de souci », je répondis. « Nous avons des médicaments pour soulager la douleur. Et quel est l’autre problème? »

« Comme vous pouvez le constater, ma fille est avec moi », expliqua-t-il. « Je n’ai pas encore trouvé le courage de lui dire que sa mère était morte. J’étais avec elle quand c’est arrivé. Je l’ai vue mourir à mes côtés. »

Ils faisaient des courses ensemble quand le supermarché a été bombardé. Cet homme a vu sa femme mourir et, plongé dans cette douleur, il avait du mal à annoncer à sa fille que sa mère était décédée.

Un autre moment intense a suivi lorsque j’ai soigné une femme qui présentait une lésion causée par le souffle d’une explosion. Celle-ci était accompagnée de son fils adulte.

Afin de mieux comprendre la cause du traumatisme et d’apporter les meilleurs soins possibles à bord du train, je lui ai demandé ce qui s’était passé. Elle m’a raconté comment elle s’était trouvée sous les feux des bombardements et avait vu son autre fils et son mari mourir sous ses yeux. Il n’y a pas de mots justes pour réconforter dans ces instants. On ne peut que tendre la main, poser un regard compatissant et rester là, avec elle, jusqu’à ce qu’elle descende du train.

Mon travail dans le train m’a permis d’apprécier la paix que je tenais pour acquise avant la guerre. Maintenant, je comprends ce que signifie un ciel serein, un ciel paisible. Peut-être qu’auparavant, j’étais un peu égoïste. Je pensais à mon épanouissement personnel, à mon avenir. Cette expérience m’a appris que la guerre est omniprésente. La prochaine fois, vous pourriez bien être la personne qui aura besoin d’aide.

Artur Struminskyy, aide-soignant de MSF, à bord du train médical lors d’un voyage dans la ville orientale de Pokrovsk. L’équipe a récupéré là
des personnes blessées pendant la guerre et les a transférées dans des hôpitaux éloignés des lignes de front. Ukraine, 2022. © Andrii Ovod